Le train de la Transition a été laborieusement mais ultimement posé sur des rails peu ou prou bien orientés vers un ordre constitutionnel en bonne voie de restauration. Le binôme embargo-encouragement – habilement dosé par la CEDEAO – a fonctionné parfaitement et produit des résultats probants.
Un ancien officier supérieur d’âge mûr (le Colonel Bah Ndaw) et un diplomate doué au parcours remarquable (Moctar Ouane) ont été catapultés aux manettes. Le vent fort de l’optimisme a, durant neuf mois, soufflé sur le Mali ; nonobstant les chevauchées meurtrières des terroristes dans le Nord et le Centre du pays. Et les embrasements inter-ethniques assez sporadiques par-ci, par-là.
Question brutale à l’image des évènements : pourquoi la Transition malienne s’est muée en méli-mélo malien ?
L’action des néo-putschistes de Kati requiert donc une anatomie adéquate. Ici, on est au carrefour des interférences extérieures et des facteurs endogènes. Au chapitre des carences domestiques, on pointe l’inexpérience politique et le déficit de finesse dans le savoir-faire, chez le Président Bah Ndaw. En donnant un coup d’accélérateur au remaniement de son gouvernement, au lendemain de son retour de Paris, il a également donné le sentiment d’appliquer des consignes venues d’ailleurs. Une impression confortée par l’élimination inélégante (sans consultation formelle) du Colonel russophile Sadio Camara et le départ (sans coup de fil formel et préalable) du Colonel Modibo Koné. Ce dernier – c’est de notoriété publique – affiche un nationalisme ombrageux relativement à la présence et à l’influence tous azimuts de la France au Mali.
Le Président Bah Ndao a semblé oublier que ce sont principalement ces deux Colonels de la Garde nationale, Sadio Camara et Modibo Koné, qui ont pris l’immense risque de faire un coup d’État le 18 août 2020 puis l’ont fait : « Roi ».
Le risque était d’autant énorme et réel pour eux deux que, dans ce pays, le coup d’État est assimilé à un crime au regard de la Loi Fondamentale et de son dérivé : le Code pénal. Pays où la peine de mort n’est pas abolie, même si elle est peu appliquée. En clair, deux Colonels jouent au poker en misant leurs têtes (leurs vies) et gagnent. Peu de temps après, ils sont congédiés comme des malpropres par celui qu’ils ont hissé au sommet. C’est kafkaïen et…révoltant.
Au chapitre des influences ou interférences extérieures, on indexe le syndrome fatal du Comité Militaire Tchadien (CMT) qui n’a sûrement pas manqué de doper les néo-putschistes de la ville-garnison de Kati et, parallèlement, de discréditer la fameuse communauté internationale. En effet, l’opinion malienne (relayée par l’opinion africaine) est choquée par la doctrine à géométrie variable des partenaires occidentaux : la Junte malienne est vilaine ; tandis que la Junte tchadienne est jolie. Une Junte est-elle jamais belle ? Elles sont toutes affreuses.
Sous cet angle effarant, on a tout crucifié au Tchad : le Discours de La Baule de François Mitterrand au nom duquel on avait balayé Hissène Habré, les principes démocratiques, les aspirations basiques du peuple tchadien, le suffrage universel et fondateur de légitimité etc. Tout est sacrifié au Tchad sur l’autel des intérêts stratégiques de Barkhane qui a besoin de l’armée tchadienne comme auxiliaire au Sahel. D’où la théorie douteuse selon laquelle, seul un régime militaire peut faire la guerre et la gagner. Historiquement faux ! Dans les années 70, le Président Julius Nyerere, un civil, a battu militairement le Maréchal Idy Amine Dada et l’a contraint à l’exil. Mieux, un illustre Français, le chef du gouvernement George Clémenceau, en 1917, a apporté un célèbre démenti à cette assertion : « La guerre est une affaire trop sérieuse pour être exclusivement confiée aux militaires ». Admirez l’adverbe : exclusivement !
Au Mali, une certaine chronologie de l’actualité africaine a fort bien requinqué le putschisme déjà endémique à Kati. Tenez : on condamne la tentative de coup d’État (avant investiture de Bazoum) au Niger, on applaudit le coup d’État effectif au Tchad, a contrario, on dénonce le coup d’État accompli au Mali. Le Président Emmanuel Macron a pourtant lu Mirabeau : « On peut tout soutenir, sauf l’inconséquence ». Voilà pourquoi le Président du Ghana, John Kufor, est resté ferme et intraitable vis-à-vis du régime du Général Mahamat Déby.
Maintenant, la monumentale interrogation est la suivante : comment redémarrer la locomotive poussive de la Transition au Mali ? André Malraux disait : « le Rubicon est une rivière qu’on ne franchit pas en sens inverse ». Ces officiers qui ont arrêté un Président et un Premier Ministre ne peuvent pas les relâcher et revivre comme avant. Ils s’exposeront aux rigueurs de la Loi : pluie de sanctions pouvant aller jusqu’à la radiation voire la peine capitale. En face, si le Président Bah Ndaw et le chef du gouvernement Moctar Ouane capitulent, ils seront si politiquement dévalués qu’ils ne pourront plus piloter la Transition avec le niveau d’autorité nécessaire.
Hypothèse extrême et folle : un assaut des Forces de la MINUSMA ou de BARKHANE mandatées par les Nations-Unies ? Tout mandat de ce type se heurtera au veto russe ou chinois. Et si la France fonce seule, les deux « Prisonniers » périront, les Colonels seront dans la nature, l’Armée se cassera en mille morceaux, l’État malien s’évaporera, les djihadistes seront heureux et la sous-région sera abonnée au chaos durable. Restent les trésors de la Diplomatie. Justement. La Diplomatie n’est-elle pas un mélange de magie et d’alchimie ?
Par Babacar Justin Ndiaye
Internationnal
Alors que le “volcan palestinien” s’est réveillé, donnant lieu à un affrontement de 11 jours entre Israéliens et Palestiniens, Maya Kandel, historienne et spécialiste de la politique étrangère américaine, nous éclaire sur ce que cette séquence révèle des divisions démocrates, de l’évolution du parti sur la question, et de la méthode Biden en politique étrangère.
Première crise de politique étrangère pour le Président Biden, la guerre de 11 jours entre Israël et le Hamas a remis le Moyen-Orient au cœur de l’agenda politique à Washington, sur un sujet qui unit les Républicains mais divise les Démocrates. Sur le plan politique intérieur américain, la séquence a été intéressante pour ce qu’elle a révélé de l’évolution du parti démocrate, de son électorat et de l’opinion américaine sur ce dossier, mais aussi de la méthode Biden et des tensions au cœur d’une politique étrangère démocrate encore en gestation.
Les divisions démocrates, et la montée d’une position progressiste en rupture avec l’ancien consensus pro-israélien, ont été les aspects intérieurs les plus visibles dans les médias et sur les réseaux sociaux, mais aussi à travers des manifestations massives dans plusieurs villes américaines. La visibilité de la génération AOC (Alexandria Ocasio-Cortez) sur les réseaux sociaux ne doit cependant pas faire oublier que le centre de gravité du parti demeure pour l’instant encore plus proche du centre que du Squad, ce que les primaires 2020 avaient traduit en donnant la victoire à Biden.
C’est à la Chambre des représentants que le renouvellement démocrate est le plus frappant, et le groupe progressiste y fait désormais jeu égal avec le caucus centriste ; c’est beaucoup moins vrai au Sénat, même si le centre de gravité démocrate y a aussi évolué vers la gauche. Ce renouvellement générationnel, symbolisé par l’élection d’AOC en 2018 au Congrès, a été confirmé lors du cycle 2020, symbolisé cette fois, entre autres, par la défaite du représentant Eliot Engel, réélu 14 fois depuis 1989, face à Jamaal Bowman dans le Bronx. Engel, baron démocrate, était un classique soutien d’Israël et présidait la Commission des affaires étrangères de la Chambre : il a été remplacé à ce poste par Gregory Meeks, premier noir américain à présider la Commission (Meeks était cependant le plus centristes des candidats à ce poste en décembre 2020).
Les positions de ces nouveaux élus sont clairement en rupture avec l’ancien consensus pro-israélien du parti, et témoignent de l’impact de l’année 2020 et du mouvement Black Lives Matter sur la société et la politique américaines – et désormais sur les positions de politique étrangère de certains élus. Avec les thèmes de justice sociale et raciale au cœur de la vision démocrate, on observe une forme de “convergence des luttes” que Bernie Sanders a résumé dans son oped au New York Times terminant sur le cri de ralliement de la génération AOC sur les réseaux, “#PalestinianLivesMatter“. On retrouve dans ce camp, outre Rashida Tlaib, première femme palestienne américaine élue au Congrès, l’élue du Minnesota, Ilan Ohmar, Cori Bush, pilier du mouvement BLM et première élue noire du Missouri, et bien d’autres. Ce que dit cette aile progressiste démocrate, c’est que les États-Unis doivent faire évoluer la relation avec Israël, en faisant pression pour une meilleure prise en compte des droits des Palestiniens, y compris en conditionnant l’aide militaire américaine.
Le vocabulaire mobilisateur des progressistes fait le lien avec les luttes internes américaines mais aussi internationales, en parlant de racisme systémique et de violences policières, et plus largement en défendant une vision de la politique étrangère qui doit s’élever contre la violence d’État, qu’elle s’exerce contre les Rohingyas, les Ouïgours, les manifestants colombiens ou les Palestiniens. Mais les progressistes sont aussi divisés sur les conséquences pour la politique américaine, que ce soit sur le mouvement BDS de boycott, auquel Bernie Sanders par exemple est opposé, ou sur les conditions à mettre à l’aide israélienne.
Au Sénat, rien d’aussi radical, même si 28 sénateurs, soit plus de la moitié du groupe démocrate au Sénat, ont suivi Jon Ossof, le jeune élu juif américain de Géorgie (autre évolution majeure), pour appeler à un cessez-le-feu immédiat ; cette position parfaitement centriste et mesurée entendait cependant se distinguer de la position républicaine affirmant un soutien indéfectible à Israël et son droit à se défendre, et appelant à mettre fin immédiatement aux négociations en cours avec l’Iran sur le retour américain dans l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA).
Plus important, le sénateur Menendez, l’un des plus forts soutiens d’Israël au Congrès, qui s’était opposé à ce titre au JCPOA en 2015 et qui préside aujourd’hui la puissante Commission des affaires étrangères du Sénat, avait exprimé son “profond trouble” face aux frappes israéliennes et appelé “les deux parties” à respecter les lois de la guerre.
Le poids croissant au sein du parti démocrate d’élus qui soutiennent une politique américaine plus équilibrée entre Israël et les Palestiniens reflète l’évolution de l’opinion américaine, frappante du côté démocrate (GALLUP). Certes, 75 % des Américains ont toujours une vision positive d’Israël, le plus proche allié des États-Unis au Moyen-Orient, un chiffre stable. Ce qui a changé depuis 2018, ce sont d’une part les Américains ayant une vision positive de l’Autorité palestinienne : de 21 % à 30 % pour l’ensemble de l’opinion, et 38 % côté démocrate. Surtout, côté démocrate les sympathies sont désormais divisées : 42 % penchent pour les Israéliens, tandis que 39 % citent les Palestiniens ; pour les Républicains, c’est 79 % contre 11 %. Sur la position américaine, plus de la moitié des sympathisants démocrates considère désormais que Washington doit mettre davantage de pression sur Israël. Cette évolution des démocrates est liée aussi à la polarisation et à l’alignement du parti républicain sur les positions de Benyamin Netanyahu, évidente sous Trump mais déjà présente sous Obama, quand le leadership républicain avait invité Netanyahu à s’exprimer devant le Congrès américain contre les négociations alors menées par la Maison-Blanche avec Téhéran.
Le Congrès dispose d’un levier important : l’aide américaine à Israël, alors qu’un projet de loi a été déposé par AOC et les progressistes pour tenter d’empêcher une vente d’armes en cours. Si l’effort a été tardif, et minoritaire, il est révélateur là aussi de l’évolution du débat, soulignée dans un récent rapport de la Carnegie sur l’attention croissante accordée à l’aide militaire sans condition. Les primaires démocrates avaient déjà donné un aperçu de l’évolution du centre de gravité du parti sur l’aide militaire à Israël et la façon dont elle est utilisée (il y a des lois du Congrès sur ce sujet) : Bernie Sanders avait alors évoqué la conditionnalité de l’aide américaine à Israël au traitement des Palestiniens, rejoint par Elizabeth Warren et Pete Buttigieg – mais pas Joe Biden.
Ce levier a déjà été utilisé par un président américain, George H.W. Bush (père), le seul qui a conditionné un prêt américain à sa non-utilisation pour la colonisation : c’était en 1991 et Bush, alors au sommet de sa gloire internationale, était décidé à mettre son poids politique dans le processus de paix. Face au refus israélien (Shamir à l’époque), Bush avait tenu, seul contre un Congrès uni par l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), promettant de mettre son veto lors d’une conférence de presse mémorable où il expliquait qu’il n’était qu’un “lonely little guy“, un petit homme seul face à 1 000 lobbyistes sur la colline du Capitole. Le Congrès a cédé, Shamir a perdu, et Rabin est arrivé au pouvoir. Ni Clinton, ni aucun autre président américain depuis n’est allé aussi loin.
Au fond, l’évolution la plus notable est peut-être chez les centristes, qui n’hésitent plus à critiquer la politique israélienne. Loin d’Instagram, le représentant Jerry Nadler, dont le district compte l’une des plus fortes proportions de Juifs Américains, a entraîné de nombreux centristes à signer une lettre à Biden condamnant le Hamas mais critiquant également la politique israélienne d’éviction, la violence à Jérusalem, et l’action de la police israélienne, message répété par le même Nadler dans un oped au New York Times qui dénonçait la rhétorique “vile et haineuse” de Netanyahu.
Une autre lettre, signée par 138 représentants en 24 heures, exprimait la préoccupation des élus pour la sécurité des Israéliens et des Palestiniens et demandait à Biden d’augmenter la pression sur Netanyahu pour imposer un cessez-le-feu. Des éléments qui rappellent également que la division la plus importante demeure celle qui sépare désormais les démocrates d’un parti républicain qui a abandonné avec Trump toute nuance et embrassé les politiques de Netanyahu.
Cette pression de l’opinion démocrate et du Congrès a été utilisée par Biden dans ses nombreux échanges avec Netanyahu pendant ces 11 jours de guerre (rappelons aussi que les deux hommes se connaissent depuis les années 1980, quand Biden était au Sénat et Netanyahu à l’ambassade israélienne à Washington). On a vu un Président américain revenir à une conception plus classique de la diplomatie, “discrète et intensive“, formule répétée tout au long des deux semaines par la porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Psaki – loin de la diplomatie par tweets à laquelle Trump nous avait habitués. Les contacts téléphoniques ont été nombreux entre Washington et Tel Aviv, impliquant Joe Biden, Antony Blinken et Lloyd Austin, et un rôle apparemment décisif de la diplomatie égyptienne. Il a fallu près de 10 jours pour que Biden change de ton dans un avertissement public à Israël. Netanyahu de son côté n’a pas hésité à s’adresser directement à l’opinion américaine, qu’il ne peut se permettre de perdre : d’où son passage par les plateaux américains du dimanche invoquant le droit à se défendre et interpellant directement les Américains : “que feriez-vous si 2 900 roquettes s’abattaient sur Washington et New York ? Je crois que nous connaissons la réponse“.
Quelles seront les conséquences sur la politique américaine dans la région ? La pression du Congrès est réelle, sur Biden comme sur Netanyahu, grâce au levier de l’aide militaire, prérogative des élus. Pour autant, il faut rappeler trois éléments.
Si en politique intérieure, le Président ne peut agir sans le Congrès, en politique étrangère, il peut agir jusqu’à ce que le Congrès l’en empêche – ce qui prend du temps, car il faut des majorités qualifiées. Même en des temps de polarisation plus faible, il avait fallu trois ans pour que le Congrès contraigne Clinton sur la Bosnie, 20 ans pour qu’il impose des sanctions à l’Afrique du Sud contre la volonté de Reagan.
Il faut également rappeler que quatre mois après l’investiture du président, l’administration Biden n’est toujours pas encore complètement installée (de nombreux ambassadeurs manquent, dont Jérusalem), même si le département d’État avait produit dès février un mémo en forme de feuille de route pour un “reset avec les Palestiniens”, affirmant la nécessité de renouer liens et communication, le soutien à la solution des deux États (jamais évoquée sous Trump), ainsi que la restauration du financement américain à l’UNRWA. Mais les diplomates américains pensaient avoir le temps.
Enfin, si Biden a intégré l’évolution du parti dans son agenda intérieur, il n’est pas certain que, sur ce dossier, la synthèse soit possible entre les deux pôles idéologiques du parti démocrate contemporain.
Maya Kandel est historienne, spécialiste de la politique étrangère américaine, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW). Diplômée de Columbia University (SIPA) et de Sciences Po Paris, titulaire d’une thèse sur le rôle du Congrès américain en politique étrangère, elle est l’auteur de trois ouvrages, de nombreux articles dans des revues universitaires et généralistes, et a créé le blog Froggy Bottom sur la politique étrangère des États-Unis.Dernier ouvrage paru : Les États-Unis et le monde, de George Washington à Donald Trump (Éditions
Perrin, 2018).
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